UNE POUPEE RUSSE

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BrushSZNul ne connaît la part d’ombre des autres, nul ne connaît la souffrance qui a pu lui être infligée. La douleur psychique requiert une grande technique pour la dissimuler et faire comme si tout allait bien.
Je commence à savoir que le passé nous rattrape toujours. J’ai tenté maintes fois de lui échapper, peine perdue, il me débusque toujours. J’essaye de le contourner, de trouver une sortie de secours, inutile, il est toujours là. Régler le passé semble incontournable. Je ne sais pas encore comment l’affrontement entre celle du passé et celle d’aujourd’hui va se dérouler, je veux dire la partie de moi qui a vécu l’horreur, la petite fille terrorisée que j’ai été est devenue une femme empreinte de ce passé qui a longtemps été relégué dans un coin de mon cerveau.

On peut appeler cela « amnésie salvatrice ». On vit amputé d’une partie de sois-même pour supporter l’insoutenable avec une mémoire qui voile ce qui risque d’être trop dangereux à gérer. Lorsqu’un enfant est blessé intérieurement par un parent censé le chérir, le protéger, il se coupe instinctivement du souvenir traumatique pour pouvoir survivre face à son agresseur qu’il voit tous les jours. Moi, j’avais transféré ma terreur sur les chiens gros ou petits.

J’ai encore mes cris qui résonnent dans mes oreilles, un jour où j’étais avec ma grand-mère dans un magasin à New York. Un chien de taille moyenne se tenait à l’entrée du magasin, lorsque mes cris retentirent, attirant l’attention de tout le monde.
Ma vie de petite fille fut très difficile à gérer. C’était facile de mettre ça sur le dos de l’émotivité. Les grandes personnes s’en sortent toujours bien. Ils savent tout mieux que nous. Notre vie émotionnelle est interprétée par eux suivant leur subjectivité et ainsi, ils ne sont jamais coupables. Retrouver cette petite fille en moi était nécessaire pour me guérir du passé. Je me prénomme Miléna. Je suis devenue une femme mais la « petite Miléna » est très en colère. Je n’arrive plus très bien à gérer mon « amnésie salvatrice ». Miléna réclame des comptes et elle a raison. On croit trop souvent que les enfants sont petits et mignons. Ils sont obligés d’obéir même en rechignant. Ils sont dépendants de leurs parents ou de ceux qui les élèvent. Ce fonctionnement m’avait toujours sauvée des souvenirs qu’il valait mieux laisser sous terre comme si ce n’était pas moi qui les avais vécu. C’était moi, ce n’était pas un cauchemar. C’était bien réel !

Réalité, non réalité, chimères, mais non, ma petite fille tout ça c’est dans ta tête. Les adultes ont le don de pouvoir faire passer les vessies pour des lanternes. Combien de fois, j’ai douté de moi, de mon intégrité psychique. Ma vie a pris une mauvaise tournure parce que ceux qui devaient prendre soin de moi m’ont jeté dans une existence qui n’était pas la mienne. C’était à devenir folle. Je n’avais pas la possibilité d’envisager ma vie autrement. Je me sentais emprisonnée, forcée d’obtempérer malgré mon énorme désespoir. C’était donc ça une vie de petite fille et de future femme.
Ma mère laissait tout faire. Elle subissait des violences verbales qui alternaient avec la gentillesse. Le chaud et froid circulait, tout tournait autour des humeurs de mon beau-père. La terreur régnait quand le soir arrivait et qu’il tournait la clé dans la serrure. L’angoisse était palpable, souvent nous étions déjà à table, il rentrait souvent tard. Il ne donnait jamais d’explications à ma mère, qui le regardait l’air hébété, imbibée d’alcool.
Elle ne travaillait pas. Elle avait trouvé la solution  pour survivre à son enfer conjugal avec la boisson: les barbituriques et les tentatives de suicide répétées.

Mon beau-père politicien, personnage en vue, réglait son linge sale à huis clos. C’était nous, mon frère et moi qui assistions trop souvent à leurs altercations inégales. Avec mon beau-père, on vivait sous un régime de Fidel Castro. Pas de barreaux mais dans nos têtes, l’enfermement et la peur fonctionnaient. Obéir était la règle sinon, gare ! Les échanges n’existaient pas. Tout ce qu’affirmait ce tyran ne pouvait être contredit. Aucune autre vision n’était autorisée. Il ne supportait pas la contradiction. Il se conduisait comme l’empereur Néron qui avait le droit de vie et de mort. Mon beau-père  semblait fasciné par la puissance et la perversité  de ce barbare.  Il semblait être la victime de ma mère, tout semblait être de sa faute à elle.
Je trouvais mon frère  lâche. Il était atteint du syndrome de Stockholm. Moi, j’avais du mal à éviter ce système imparable pour un enfant afin de sauver sa peau. Il vaut mieux se ranger derrière le plus fort. C’était mes premières leçons de vie.
Je ne sais pas quand ça a commencé, je me suis coupée en deux. D’une part la petite fille obéissante qui subit sans rien dire, de l’autre celle qui hurle en silence. Une qui aimait son beau-père, l’autre qui le vomissait pour le mal qu’il faisait. A Miléna, l’adulte de sortir du mieux possible de ce cauchemar qui a conduit au suicide de ma mère. Bien sur, cette dernière était dépressive, elle avait des problèmes. Tout le monde à gobé  que le pauvre homme a fait du mieux qu’il pouvait pour aider son épouse tant aimée, si fragile. Les victimes restent des victimes. En fait, il faut tout changer pour sortir du fonctionnement de victime. Ma conclusion est qu’il y a les victimes et des agresseurs. La justice penche souvent  vers ces derniers qui sont des manipulateurs hors pair, d’une efficacité à faire frémir, à vous donner la chair de poule et qui savent inverser les rôles.

Ceux qui n’ont pas rencontré ce genre d’individu ne se rendent pas compte de leur dangerosité et du degré de leur perversion. Comment un enfant peut-il distinguer le bien du mal dans un tel enfer où les rôles sont inversés où les victimes semblent être les bourreaux? Comment se reconnecter à ses intuitions et à son instinct, quand il faut obéir et se conformer à un seul son de cloche ? Comment y voir clair dans cet épais brouillard de sentiments confus ? Comment retrouver la route de son destin pour un enfant devenu adulte et dont une partie de lui a vécu dans le silence et dans l’ombre de lui-même ? Comment entendre sa propre voix et trouver sa voie dans tout ce désordre créé par un fou livré à la puissance du mal ?

La petite fille allait m’aider et me livrer ses secrets. Je pressentais qu’ils étaient plus nombreux que je n’imaginais. L’insupportable avait été mis de coté avec l’amnésie. Mes cauchemars de la nuit me mettaient en face d’un homme qui voulait me tuer. Je hurlais et me réveillait en sueur. Vite quitter la nuit, mon lit ! J’étais devenue une femme comme les poupées Russes qui s’imbriquaient les unes dans les autres. Il était nécessaire que je me découvre dans toutes les grandes et petites Miléna qui cohabitaient à l’intérieur de moi. Mon corps, mon mental avaient tout mis en place pour sauvegarder la vraie Miléna. Toutes ces violences m’ont fait voler en éclats. Je dois maintenant me retrouver.

Mon beau-père est toujours vivant. Je ne veux plus jamais le revoir,  ce serait dangereux pour moi. Il m’avait subjuguée, je l’aimais, je l’avais admiré, j’avais voulu croire qu’il était gentil. Il a faussé mon jugement. Une partie de moi a subi son empreinte. Je me désintoxique de lui comme d’une drogue. Il s’est comporté comme mon maître, comme quelqu’un qui avait le droit de décider pour mon destin. Il a fait de moi une femme « poupée russe ».

Comme dans un polar, je vais tenter d’élucider mon mystère et de me reconnecter à la petite fille et à l’adolescente que j’ai été. Quand, j’aurais trouvé, je ferai peut être un film fantastique sur une femme qui défiera l’ordre des victimes et des bourreaux. Ces derniers auront une place de choix. Je les démantèlerai, les dévoilerai dans toute leur lâcheté et infamie. Les comtes de fées ne sont pas seulement dans les livres pour enfants…

Le danger peut être là tout près d’eux…

Note : le texte original (ancien blog) date du 20/07/2010.

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